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Présenté le 17 septembre 2020 à la Commission nationale de déontologie et des alertes en santé publique et environnement (cnDAspe) à l’occasion de la transposition de la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte

[*Audition*]
Madame Yasmine Motarjemi, lanceuse d’alerte, ancienne vice-présidente de Nestlé, ancienne cadre supérieur de l’Organisation mondiale de la santé (CNDA-DOC 28)

{{Yasmine Motarjemi}}
Je vous remercie tout d’abord de m’accorder le temps nécessaire pour présenter mon expérience. Je suis très heureuse de pouvoir le faire, car j’attends une telle opportunité depuis bien longtemps. Dans les années 1990, l’OMS a reconnu la sécurité des aliments comme une fonction essentielle de la santé publique, raison pour laquelle je souhaite rapporter mon expérience professionnelle dans ce domaine, dans le seul but de tirer des leçons pour améliorer notre système de santé publique. De la même façon, ces enseignements sont applicables au domaine de l’environnement.

Ma présentation personnelle privilégiera le récit de mon parcours professionnel dans le domaine de la santé publique et dans celui des alertes internes. J’ai passé une maîtrise de sciences et techniques des industries agro-alimentaires en France puis un doctorat en génie alimentaire en Suède, où j’ai travaillé durant 10 années dans la recherche. En 1990, j’ai rejoint l’OMS et j’y ai travaillé pendant 10 années en tant que cadre supérieur. En 1998, sur l’insistance de Nestlé, j’ai accepté de venir travailler dans ce groupe, où j’ai pris la fonction de directrice de la sécurité des aliments au niveau mondial. C’est à ce moment-là qu’une vie de galère a pour moi commencé, laquelle s’est par la suite traduite en un véritable enfer, qui d’ailleurs se poursuit actuellement.

Quand un lanceur d’alerte, pour alerter sur les dysfonctionnements qu’il a pu constater, perd tout, la moindre des choses qu’il attend est que ses sacrifices aient pu servir une bonne cause. Quand l’employeur ou les autorités refusent d’examiner de telles alertes, alors la souffrance du lanceur d’alerte est immense puisqu’il a tout perdu, pour rien.

Je souhaite démontrer, au travers de mon récit, que mon expérience n’est pas une exception ou un fait divers, mais un problème lié à un système d’alerte dysfonctionnel, et cela malgré les bonnes intentions déclarées. Autrement dit, le bon fonctionnement du système d’alerte dépend de l’éthique de la Direction de l’entreprise concernée qui influe sur le comportement des employés. C’est ce que mon histoire ainsi que celles de nombreux autres lanceurs d’alerte montrent.

Quand ce dysfonctionnement s’opère au niveau de la Direction d’une entreprise multinationale comme Nestlé, les risques sont mondiaux. Il convient de reconnaître qu’une entreprise qui commet des fautes graves, mais n’assume pas ses responsabilités est toujours un facteur de risques pour la société, puisqu’elle poursuivra ses pratiques en toute impunité.

Après quinze années de combat, je continue à être persécutée par divers moyens, et cela malgré les preuves que j’ai apportées et la condamnation de mon employeur par le tribunal ; l’entreprise en question ne veut aucunement reconnaître ses responsabilités, tirer des leçons de ses fautes et les corriger. Elle préférera, par tous les moyens, museler ses employés au lieu de corriger ces dysfonctionnements.
En tant que professionnelle opérant dans la santé publique, j’estime que nous devons agir contre une telle société, car, sinon, des incidents ayant eu lieu dans le passé ou récemment continueront à se produire.
Le système de sécurité des aliments (Food Safety Assurance System) tel que conçu dans les entreprises est robuste. Malheureusement – car c’est à cause de nombreuses crises –, nous avons pu améliorer ce système, amélioration à laquelle j’ai participé lorsque je travaillais à l’OMS. Ce système est constitué de plusieurs lignes de défense ; bien conçu, il peut protéger adéquatement la population ou l’environnement.

Le problème se pose quand des failles existent dans ce système, ainsi que le montre l’exemple de Lactalis. Les failles dites actives sont les erreurs et les violations du système qu’un employé peut commettre, et qui conduisent à des dysfonctionnements puis à des incidents. Les failles dites latentes, elles, concernent les décisions de la Direction, la culture de l’entreprise qui créent les conditions dans lesquelles un employé peut commettre des erreurs ou des violations, lesquelles conduisent à des incidents.

Dans le domaine de la sécurité des aliments, en santé publique ou dans la protection de l’environnement, le rôle de tout responsable de la sécurité des aliments, en l’occurence, les lanceurs d’alerte consiste à agir sur les failles, en soulevant, en premier lieu, les dysfonctionnements, puis les signaler et les faire corriger, et cela avant que des incidents ne se produisent.

Hélas, de telles informations relatives à des failles et à des dysfonctionnements ne reçoivent pas toujours l’attention de la part de la Direction des entreprises ou des autorités ; de la même façon, leur importance n’est pas reconnue par les médias ou le public.

Quand je me suis rendue à la Commission européenne pour l’informer de mes constats et de mes expériences, je n’ai tout bonnement pas été écoutée. De la même manière, les ONG et les médias cherchent des scandales et sont friands d’un grand nombre de morts, mais ne s’intéressent pas à la problématique que j’ai évoquée.

Dans la gestion de la sécurité des aliments, nous notons les traitements des produits, les procédures, les analyses et la recherche scientifique ; mais, au-delà de ces mesures, nous trouvons le facteur humain, à savoir le potentiel lanceur d’alerte. En effet, l’humain est au centre du système de sécurité, et ce n’est pas un hasard si le concept de développement durable a lui aussi tenté de promouvoir le facteur humain. C’est l’humain qui va décider de prendre des mesures ou bien d’appliquer les instructions.

Le système de la sécurité alimentaire repose ainsi sur la compétence et la formation des employés, sans oublier leurs conditions de travail, leurs moyens, leur autorité, la définition de leurs responsabilités, mais, aussi, leur valeur, leur attitude et leur comportement. Qualités et conditions de travail : ce sont ces deux éléments qui sont définis par la Direction de l’entreprise et par son comportement, par le modèle qu’elle montre ou encore le climat de travail qu’elle a créé, la crédibilité et les ressources qu’elle met à disposition. Ce sont là les fondements de la bonne gestion d’une entreprise, instaurant les conditions propres à ce que les employés puissent travailler correctement, afin que le système de sécurité des aliments fonctionne et que la population soit protégée.

Or, toute défaillance dans la gestion du facteur humain crée des vulnérabilités dans le système, à savoir des failles latentes, qui à leur tour fragilisent les conditions de travail, c’est-à-dire le travail de routine des employés pour assurer l’hygiène et la sécurité dans les entreprises. Ainsi, dans une entreprise où règnent le mensonge, la tromperie, le harcèlement, les abus et les injustices, le climat de travail devient toxique, comme je viens de le prouver à travers mon histoire. En effet, à travers celle-ci, je ne rapporte pas seulement des défaillances dans la gestion de la sécurité des aliments, puisque j’essaie de montrer que cette entreprise n’a pas d’éthique. Travaillant dans une entreprise au climat aussi toxique, les employés perdent leur motivation et la volonté de bien faire : « on s’en fout, tant qu’on reçoit notre salaire », ai-je ainsi pu entendre. Un tel climat encourage donc les comportements malhonnêtes, car, pour garder leur emploi, les employés sont obligés de s’adapter au comportement non éthique de la Direction.

En plus, une entreprise qui n’est pas éthique et dont la culture organisationnelle est toxique, non seulement violera les lois existantes concernant la sécurité alimentaire ou environnementale, mais aussi les principes de la bonne gouvernance et le système d’alerte. C’est exactement ce que Nestlé a fait en refusant d’examiner mes alertes. Ce groupe a commis de multiples violations, en violant les principes de sécurité des aliments, en violant le respect des employés et en me harcelant, en violant la politique interne des alertes, en conduisant par exemple une enquête fallacieuse, en mentant enfin devant le tribunal. Encore aujourd’hui, ce groupe me met la pression pour obtenir mon silence.

C’est donc une entreprise qui continuera à présenter des risques pour la société. C’est pourquoi je pense que toute violation du système d’alerte interne doit être sévèrement punie, surtout lorsqu’une telle violation est le fait de la gouvernance de l’entreprise. Il s’agit là d’une négligence délibérée et criminelle, car, a priori, nous ne pouvons pas connaître les conséquences, mineures avec un seul mort ou graves avec des milliers de bébés intoxiqués. Le harcèlement des employés est en lui-même un problème de santé publique, car les employés tombent malades, sont démotivés, ne peuvent plus trouver de travail et parfois même se suicident. Il y aura inévitablement des répercussions sur la sécurité des produits et de l’environnement. Dans des conditions de travail inadéquats, par exemple la surcharge de travail, pour faire leur travail, certains de ces employés pourront court-circuiter les instructions, ce qui conduira à des failles et donc des incidents. Ceux qui se sentiront injustement traités peuvent commettre des actes de sabotage et mettre la sécurité des produits en danger.

La situation devient encore pire quand cette entreprise multinationale se trouve implantée dans un pays dont le système législatif et judiciaire ne protège pas les employés ou les potentiels lanceurs d’alerte : dès lors, ils seront non seulement muselés par la culture de l’entreprise, mais également par le système national. Ainsi, lorsque j’ai été licenciée, j’ai été avertie que, de par la loi, je n’avais pas le droit de parler.

Encore plus grave est la situation d’un pays qui tolère voire permet le harcèlement et le licenciement abusif provenant d’une entreprise. Comment est-il possible d’accepter le harcèlement psychologique qui brise un employé ? Imaginez si de tels faits avaient eu lieu concernant des cas de harcèlement sexuel ! Cela me dépasse.

Une entreprise au-dessus des lois ne se verra infligée aucune sanction, qu’elle soit pénale, financière ou, pour les fautifs, disciplinaire. C’est le lanceur d’alerte qui a essayé d’agir pour le bien de la société qui, seul, sera sanctionné !

On se trouve là face à une entreprise qui a tout pouvoir et contrôle les médias, sauf deux exceptions, aucun journal français n’ayant évoqué mon expérience, alors même qu’après 10 années d’efforts et après avoir été ruinée financièrement, j’ai fini par prouver que Nestlé m’avait harcelée, ma lettre de licenciement précisant que j’avais été licenciée pour mes différences d’opinions dans le domaine de la sécurité des aliments ! Au mois de décembre 2019, une interview enregistrée avec la BBC n’est jamais passée à l’antenne, alors qu’elle était prévue pour le début de l’année 2020 : entretemps, j’avais gagné mon procès et j’étais devenue crédible.

Cette entreprise influence le monde académique et politique, comme je l’ai prouvé devant le tribunal, sans compter d’autres entreprises, qui la copient : du coup, ces pratiques se répandent dans la société et deviennent une norme de gestion et de gouvernance. Nous ne sommes pas seulement face à une entreprise comme Nestlé, mais à de nombreuses multinationales qui ont une culture malsaine et profiteront du système.

Il est à craindre que les employés ayant sécurisé leur situation n’aient aucune intention de sacrifier leur vie pour corriger le système. Lorsque même les organisations professionnelles ont peur de mentionner mon nom et de me soutenir, de s’exprimer sur les pratiques que je dénonce, nous devons vraiment nous poser des questions sérieuses sur notre système de sécurité des aliments. C’est un peu la même situation que si personne n’osait fermer une vanne ouverte ou que personne n’essayait d’éteindre un départ de feu. Il est évident qu’une seule personne voulant éteindre un feu important, une entreprise multinationale comme Nestlé disposant de ressources illimitées, n’y arrivera pas et sera écrasée.

Si les médias ne font pas leur travail consistant à alerter, le lanceur d’alerte restera tout seul et sera anéanti. Si les autorités ne font pas leur travail d’enquête, les médias et les organisations civiles seront alors réticents à rapporter les constations d’un seul employé : comment croire que ce dernier est un lanceur d’alerte et qu’il n’agit pas par intérêt personnel  ?

Dans ces conditions, un employé qui n’est pas soutenu d’une manière ou d’une autre sera discrédité, ruiné financièrement, ce qui ne manquera pas de créer des problèmes familiaux et relationnels, comme cela a été mon cas. Il m’a ainsi été reproché de ne pas avoir accepté le paquet d’argent que l’on me proposait pour acheter mon silence ! Mon propre fils, sévèrement affecté par cette affaire, a abandonné ses études de médecine alors qu’il était en cinquième année, Nestlé n’ayant pas hésité à se moquer de lui au tribunal !

Les constations des employés travaillant, comme cela a été mon cas, au siège de la Direction, ont une portée mondiale. Plus le lanceur d’alerte est haut placé, plus la portée de ses constatations aura un impact large et, donc, plus de dysfonctionnements profonds seront montrés au niveau de la Direction de l’entreprise. Cela signifie que de telles constations touchent le fondement même de la gouvernance de l’entreprise.

Je souhaite vous remercier pour votre attention. Je suis consciente que vous connaissez ces principes que je viens de rappeler, mais je voulais de la sorte signifier que la réalité du terrain était différente des affirmations et des discours théoriques.

J’aimerais poser la question suivante : quel serait l’impact d’une nouvelle loi quand les lois existantes sont violées en toute impunité ?
Je puis maintenant répondre à vos éventuelles questions.

{{Denis Zmirou-Navier}}
Merci beaucoup, Madame, pour ce propos très riche et, en même temps, aussi important qu’émouvant. Nous pouvons poursuivre nos échanges, en vous rappelant que Monsieur Waserman, via la présence de son attaché parlementaire, Monsieur Zeggiato, est au courant de votre présentation. Ainsi que vous le savez, en France comme dans tous les pays membres de l’Union européenne, nous allons entrer dans la phase de transposition de la directive dans chacun des droits nationaux des 27 États membres.

Or, dans notre pays, même si ce n’est sans doute pas le cas dans tous les États membres européens, le droit distingue deux prises en charge des alertes et des lanceurs d’alerte : d’un côté celle des lanceurs d’alerte dont il faut justement assurer la protection et, de l’autre, celle du contenu de l’alerte portée par ces derniers et dont il faut veiller à l’instruction et à la solution. Ce sont du reste des entités distinctes qui, dans des domaines variés, sont chargées du contenu proprement dit de l’alerte, même si c’est bel et bien un seul acteur, qui est le Défenseur des droits, qui a la charge de la protection des lanceurs d’alerte. S’il s’agit de harcèlement ou de discrimination, le Défenseur veillera aussi au traitement des alertes qui lui sont portées. La transposition de la directive européenne est dès lors l’occasion d’améliorer et de consolider, d’adapter aussi le dispositif existant en fonction des nouvelles dispositions ayant force de loi au niveau européen.

{{Agnès Popelin}}
Je vous remercie infiniment, Madame Motarjemi, d’avoir eu la force de nous relater ce témoignage ; nous comprenons et ressentons toutes les blessures qu’une telle affaire a pu provoquer sur vous et votre entourage. Vous avez à ce titre toute notre compassion.

Nous sommes confrontés à un souci, car, comme vous l’avez dit, il s’agit en l’occurrence d’une multinationale face à laquelle des personnes telles que vous ne sont que des grains de sable dans un rouage de la taille d’un État.

D’autre part, vous soulignez bien que le groupe Nestlé comme tant d’autres ont eu l’intelligence d’installer leur siège social en Suisse, ce qui les met à l’abri de beaucoup de législations européennes. Votre cas est ainsi aggravé par le fait que la Suisse échappe à la législation européenne, mais aussi française.

Vous nous faites part de cette culture d’entreprise consistant à protéger cette dernière à tout prix, de la part de l’ensemble de vos collègues qui ont pu vous considérer comme un véritable chat noir. Je suis frappée par cette dimension, votre propos me rappelant ceux de syndicalistes ayant évoqué le cas de l’incendie de Lubrizol, dont personne n’avait dénoncé les conditions de stockage de produits dangereux, qui pouvaient non seulement être attentatoires à la vie des employés, mais à celle des riverains. En fait, nul n’aime dénoncer ce qu’il se passe dans l’entreprise dans laquelle il travaille.

Même si, en France, vous pouvez vous adresser, dans de tels cas, à un organisme comme le nôtre, je me demande comment il faudrait promouvoir la culture de l’entreprise tout en affirmant qu’il est possible de dénoncer tout comportement qui pourrait devenir dangereux pour la santé humaine.

Comment promouvoir ce que nous pourrions appeler « l’esprit d’alerte » au sein de l’entreprise, sans que cela ne soit considéré comme un manquement à la fidélité envers ladite entreprise ? Je voulais aussi savoir si vous vous étiez intéressée au devoir de vigilance qui, maintenant, pourrait vous permettre de mener une action plus importante contre Nestlé.

{{Yasmine Motarjemi}}
J’ai commencé par être considérée comme une employée très loyale, tout le monde étant très content de moi. Avant d’avoir donné l’alerte, puis après l’avoir fait, j’ai toujours estimé qu’il s’agissait de mon travail, raison pour laquelle je n’ai contacté aucun média, comme un Edward Snowden a pu le faire. J’ai toujours agi dans l’intérêt même de la réputation de Nestlé ; je n’ai donc pas été le type de personne qui trahit son entreprise. Quand, en 2010, on m’a licenciée, j’ai alerté tous les échelons de l’entreprise durant quatre années pendant lesquelles j’ai été harcelée. En fait, j’ai cherché tous les moyens pour ne pas « balancer » l’entreprise. Mes collègues ont tenu compte du fait que Nestlé payait beaucoup plus que d’autres entreprises ses employés et, dès lors, ils n’ont pas voulu gâcher leur belle vie, sans avoir, comme cela a été mon cas, à penser à l’image de l’entreprise !

Je dois par ailleurs admettre que je ne connais pas le devoir de vigilance. Certes, mon cas, qui relève du harcèlement, s’est passé en Suisse, mais les enfants qui se sont étouffés avec des biscuits de Nestlé ou ceux morts avec les saucisses kaki étaient en France ! Ces événements se passent en fait dans différents pays, et c’est pour cette raison que je pense que la gestion de la sécurité des aliments, ainsi que cette affaire concernant des cas d’étouffement, auraient dû intéresser la France. J’ai d’ailleurs écrit à votre ministre de la Santé, car la manière dont une entreprise gère la sécurité des aliments qu’elle produit doit intéresser tous les pays. C’est du reste bien depuis la Suisse que les instructions données à la filiale française provenaient. Je veux dire par là que mon histoire qui s’est déroulée en Suisse est tout aussi pertinente pour vous, en France.

Si on accepte que le traitement du facteur humain puisse constituer un risque dans la gestion de la sécurité des aliments, on peut envisager que les autorités de santé publique, dès lors, examinent ce risque.
Il me semble enfin que, pour promouvoir l’esprit d’alerte, il faut que les autorités apportent leur soutien aux lanceurs d’alerte, et je ne parle pas du tout seulement d’argent ou de la possibilité d’être réintégré dans une entreprise. Les autorités doivent examiner les alertes, et affirmer, par exemple dans mon cas, que j’ai apporté des arguments valables et pertinents pour montrer des dysfonctionnements au sein d’une entreprise. Voilà qui pourrait à mon sens encourager l’action des lanceurs d’alerte, alors même que les lettres que j’envoie à plusieurs organismes et autorités restent sans réponse. Le lanceur d’alerte est aujourd’hui mal perçu et il faut donc promouvoir les employés qui donnent l’alerte en interne.

Je n’ai rien fait de mal, hormis servir la société. Tant que possible j’ai essayé de favoriser la société, plutôt que mes intérêts personnels. Par exemple, au lieu d’écrire un livre sur mon histoire pour m’expliquer, comme j’aurai dû le faire, je me suis consacrée à la publication d’un ouvrage traitant de la bonne gestion de la sécurité des aliments dans les entreprises, une encyclopédie et des articles sur les systèmes d’alerte. J’ai aussi écrit un livre pour apprendre aux enfants ce que sont les microbes et les virus.

Des personnes comme moi ou encore comme Stéphanie Gibaud sont ruinées alors que d’autres ayant trahi leur entreprise sont vénérées : c’est cela qui doit changer et si une seule fois la Commission mentionnait mon nom dans les médias, je retrouverais ma crédibilité !

{{Denis Zmirou-Navier}}
Merci beaucoup pour cette réponse très forte. Je rappelle que nous avions voici un an reçu en session plénière celle qui était la rapporteuse, au Parlement européen, de la directive qui venait d’être adoptée, Virginie Rozière. Elle nous avait dit le combat acharné qu’elle avait dû mener, non seulement au sein dudit Parlement, mais contre certains États membres, dont la France, qui étaient extrêmement réservés à l’idée de laisser prospérer en parallèle à la fois un droit de signalement et d’alerte interne, mais aussi de procéder à des alertes externes directes. Dans certaines situations, par la culture d’entreprise et en raison du fait que lanceur d’alerte portait la conviction que son action ne servirait rien, il était préférable de recourir au signalement direct externe à une autorité compétente. Votre cas montre combien ces deux voies doivent, selon les cas et les enjeux, être suivies. Lorsque des signalements internes permettent de solutionner des problèmes, ils doivent servir d’exemples pour inspirer d’autres personnes cherchant à faire améliorer les pratiques. Ces deux voies ne sont pas contradictoires, mais s’épaulent mutuellement, mais encore faut-il que les personnes en question, méritantes, soient reconnues et soutenues. Je pense, à ce sujet, à deux exemples que sont le dieselgate et l’extraordinaire film qu’est Dark Waters évoquant l’entreprise DuPont.
Nous n’avons pas encore été confrontés à des dossiers mettant en jeu des intérêts très forts de grands groupes nationaux ou de grandes multinationales. Soyons pourtant assurés que ce genre de cas est susceptible de nous parvenir un jour ; ce temps que nous prenons avec vous, pour apprendre de vous, est en somme un moment d’enrichissement très important pour la Commission.

{{Yasmine Motarjemi}}
De nombreuses personnes me contactent en me demandant de leur donner des conseils, mais je leur réponds toujours que chaque cas est différent et qu’il est impossible de donner un conseil général à tous. Dans certains cas, il vaut à mon sens mieux donner une alerte en externe, un homme comme Snowden n’ayant pas pu procéder à une alerte interne. Une fois que j’ai rapporté mon alerte en interne, à tous les niveaux de la hiérarchie, j’ai compris que toute la Direction était de mèche ; si j’avais su cela dès le début, peut-être aurais-je fait comme Antoine Deltour, Snowden ou d’autres. En tout cas, ce sont ceux qui lancent des alertes en interne, consentent à des sacrifices très importants et ne sont pourtant pas écoutés.

{{Pierre-Henri Duée}}
Je vous remercie beaucoup, Madame, pour votre témoignage. Vous parlez d’éthique de l’entreprise ; nous pouvons faire le constat en vous écoutant qu’il existe un déficit d’éthique. Les lois mettant en avant, et cela de plus en plus, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises peuvent éviter ce genre de situation à l’avenir. Vous avez évoqué votre loyauté envers votre entreprise ; or, la difficulté évidente tient au fait que l’alerte est une démarche transgressive. Agnès a eu raison de souligner que cette démarche de transgression était d’autant plus difficile à supporter qu’elle était effectuée seule. Pour l’image de l’entreprise, mais aussi pour la santé publique, il me semble que ce type de démarche devrait être davantage partagé entre différentes personnes, ce qui permettrait de progresser dans la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.

Je suis certain que le nouveau Défenseur des Droits, qui est une personne que je connais puisqu’elle a fait partie du Comité national d’éthique, sera sensible à votre témoignage, raison pour laquelle je pense que vous pourriez échanger avec elle.

{{Yasmine Motarjemi}}
Je serais très heureuse que mon témoignage puisse améliorer le système. En outre, la directive européenne est lacunaire à mes yeux sur certains points, surtout concernant le délai qu’on accorde pour traiter les alertes : trois mois, c’est beaucoup trop long ! Le délai doit être vraiment très court, et c’est à l’entreprise de prouver qu’elle a réagi dans les meilleurs délais possible. Lors de la contamination de la rivière l’Aisne dans les Ardennes, 3 heures seulement, voilà qui était déjà beaucoup de temps pour que des tonnes de poissons meurent !
Malheureusement, la question de l’éthique dans les entreprises ne concerne pas uniquement les directions, mais l’ensemble des employés. Encore pire, car, dans mon propre cas, j’ai pu constater l’absence d’éthique des milieux judiciaires ou universitaires, car ce sont ces instances qui sont la clé de nos problèmes. Un professeur de droit du travail, à l’Université de Lausanne, considéré dans cette discipline comme une éminence grise, n’était autre que l’avocat de… Nestlé, et cela dans le cadre de mon propre procès ! Cette personne ne promeut donc pas la justice, d’autres ne promeuvent pas la science, et ces exemples sont autant de raisons d’estimer que la société est mal partie ! En fait, je vois ce manque d’éthique partout.

Enfin, il faut travailler ensemble. En bas de la hiérarchie, une certaine solidarité existe entre les employés, prêts à se protéger mutuellement. Mais, lorsque vous vous trouvez en haut de la pyramide, la situation est différente, et les employés, qui connaissent la culture non écrite de l’entreprise, se taisent ! Je pourrais donner plusieurs exemples, comme celui d’une glace dont le bâtonnet en bois a été changé par un bâton en verre contenant une substance cancérigène, dont nous avons refusé la mise sur le marché. En m’adressant à des responsables de projet, je leur ai demandé comment ils avaient pu oser mettre un tel produit sur le marché ; il m’a été répondu que, dans cette affaire, plusieurs salariés de Nestlé avaient été mis à la porte ! Tous avaient peur de perdre leur salaire ou d’être harcelés ! Je me suis alors dit que je ne pourrais pas rester dans cette entreprise sans dénoncer ces faits : je devais être le modèle pour ces employés. C’est avec cette pensée-là que je suis allée de l’avant, alors qu’en quittant l’entreprise, j’aurais pu accepter l’argent que l’on m’offrait, quelque 300 000 euros, et me taire. Je pense que les enfants, qui sont notre avenir, devraient apprendre l’éthique à l’école. En tout cas, j’ai décidé de partager mon expérience avec le monde après avoir été licenciée de Nestlé.

{{Denis Zmirou-Navier}}
J’aimerais que Mathieu Zeggiato transmette à Monsieur Waserman, qui va sans doute piloter la transposition de la directive au sein de l’Assemblée nationale, la question suivante : que peut faire l’Europe, que peuvent faire ses États membres, la France en particulier, pour contribuer à la gestion de ces situations d’alerte, à la fois donc la protection des lanceurs d’alerte et le traitement des alertes émanant de multinationales qui ont comme marché partiel notre pays, mais ont toutefois commis des actes délictueux ? Ne faudrait-il pas prévoir la possibilité, pour les autorités compétentes en France, de demander des comptes à ces entreprises ? Je pense que la transposition de la directive, qui en effet comporte selon vous un certain nombre de faiblesses, pourrait représenter une occasion.

{{Yasmine Motarjemi}}
Je vous remercie infiniment. J’aimerais vous demander la faveur de partager mon témoignage avec d’autres États membres de l’Union européenne.

{{Denis Zmirou-Navier}}
Nous disposons de ressources très limitées. En revanche, Monsieur Waserman, au travers de ses responsabilités à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, jouit d’un écho beaucoup plus large que le nôtre. Je vous remercie énormément d’avoir accepté notre invitation. Cette audition, que vous pourrez bien sûr relire et amender le cas échant, fera partie de nos comptes rendus et pourra être communiquée à quiconque en fera la demande.

{{Soraya Duboc}}
Je suis particulièrement sensible à ce témoignage, connaissant quelque peu l’entreprise concernée. Dans chacune de ces situations, nous pouvons constater une vulnérabilité très forte du lanceur d’alerte qui se retrouve isolé, sans compter l’épuisement de ses ressources. Madame Motarjemi a bien expliqué comment le tribunal de droit commun n’a pas été cohérent. J’ai écouté un de ses entretiens sur France Culture, où elle explique très bien qu’il faut disposer d’une véritable force d’âme pour parvenir à tenir dans ce genre de situation. Dans la mesure où ces tribunaux ne fonctionnent pas, je me demande s’il n’y aurait pas matière à créer un parquet sui generis disposant d’un procureur, d’un juge d’instruction et d’experts capables de mener de telles enquêtes.
Ensuite, les pénalités à prévoir, si les faits étaient établis, devraient être assez dissuasives, y compris par une obligation de provisionner, pour le lanceur d’alerte, une somme correspondant à la perte financière corrélée à un déroulement de carrière type.

En outre, il nous faut voir dans quelle mesure il serait possible de construire un dispositif autour du lanceur d’alerte, afin de ne pas le laisser seul. Ce dispositif permettrait par ailleurs d’assurer l’anonymat jusqu’à un certain point.

Enfin, comme tu l’as dit, Denis, il s’agirait aussi de se demander comment des entreprises qui ne seraient pas seulement implantées en France pourraient être redevables de leurs actions ou décisions impactant les consommateurs en France.

{{Denis Zmirou-Navier}}
Le dossier de Madame Motarjemi est particulièrement émouvant et frappant, et soulève bien sûr la question de la protection de ces personnes. Une fois que nous disposerons du compte rendu de cette réunion et qu’il aura été validé par Madame Motarjemi, je vous proposerai de l’adresser au nouveau Défenseur des droits, en lui recommandant vivement de l’écouter.

{{Agnès Popelin}}
C’est une bonne idée. Je vous invite encore une fois à relire la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Cette loi a été retranscrite dans le Code du Commerce, et son article L225-102-4 stipule que : « toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance ». Dans ce plan de vigilance, nous trouvons le recueil d’alertes. Il faudrait vraiment que nous travaillions sur ce point, en vérifiant, lors de notre prochaine mandature, l’effectivité de ce droit en France. En fait, par ce biais, Nestlé pourrait être contraint de respecter, en tant que multinationale, ce devoir de vigilance.