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Introduction

{{{Pourquoi Aristote, Saint Albert le Grand et Marx ?
}}}

Le présent rapport se réfère souvent à l’évolution dans le temps de la notion de travail. D’où la mention des trois savants figurant sur la page de garde.
D’abord Aristote. La citation est tirée du livre 1 du Capital, où Marx, très admiratif d’Aristote[[« Ein Denkriese », un géant de la pensée.]] constate que ce dernier, étudiant les valeurs relatives de divers objets dans le commerce, constate l’absence d’une référence commune permettant de donner une valeur objective à ces divers objets. Intrigué par l’impossibilité de trouver un dénominateur commun, Aristote a renoncé à continuer sa recherche. Explication par Marx de cet échec : l’Antiquité ne connaissait pas le contrat de travail, le travail n’étant effectué que par des esclaves, ce qui fait que la valeur du travail se limitait au coût de l’achat d’un esclave [[Kapital I, 1, p. 64, édition Dietz 1955]].
St Albert le Grand se situe au milieu du 13e siècle. Génie, savant universel et enseignant très influant, il a amorcé ce qui est devenu la Renaissance. C’est à son époque que les savants ont commencé à concevoir le caractère contractuel du travail.
Marx [[La photo de couverture date de l’époque de rédaction du manifeste du parti communiste.]], enfin, constitue le point d’arrivée de la science du travail.
Le présent rapport a pour but de servir de base à des conférences organisées par Gauchebdo et le PST-POP.
Il s’agira surtout de formuler des propositions ayant pour but de renforcer la classe des travailleurs, notamment par des modifications du droit du travail en Suisse. La question centrale concerne l’horaire du travail, idéalement la semaine de 35 heures, et une amélioration de l’enregistrement des heures de travail effectuées hors lieu de travail. Il s’agira donc essentiellement de lutter contre l’uberisation.
J’ai aussi eu à l’esprit de favoriser une réflexion générale sur le travail. En effet, ayant diffusé les diverses versions ce mon texte, j’ai recueilli de remarques de fond qui m’ont permis d’approfondir certaines questions particulières, notamment, comme on le verra, la nature du contrat de travail, institution ou bricolage capitaliste.

{{{**Voici la structure de ce fascicule.
}}}

{{Historique}}. Il ne s’agit pas d’une commande Gauchebdo / POP PsT venue par surprise, mais la conséquence de constats datant déjà de 2018.

{{Préambule-rappel.}} Deux références caractéristiques : Samir Amin et Keynes.

{{Préambule féministe.}} Choix difficile, car il s’agissait de ne pas céder à la mode du politically incorrect, tout en prenant en compte les problèmes de la femme travailleuse.

{{La Loi sur le travail,}} avec comme centre de réflexion la notion d’institution, très controversée.

{{Etat des lieux}} et quelques aspects du travail comme enjeux sociaux et politiques.
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{{Annexes :}}
Dossier médical
Un article paru dans Gauchebdo au sujet du livre de Gianferoni.
Un article de Saliha Boussedra

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La journée de travail comme question sociale

{{{Horaires et contrôle des heures de travail }}}

{{{**Historique de la présente étude}}}

Il y a quatre ans, la section genevoise du Parti du travail (PdT) avait élaboré un projet de disposition constitutionnelle cantonale prévoyant qu’en aucun cas le canton ne pourrait accorder des dérogations pour raisons économiques aux horaires de travail fixés dans la LTr (fêtes de fins d’année, black friday, étalement sur l’année des heures de travail, etc.), le but recherché, à longue échéance, étant la semaine de 35 heures. Une telle disposition aurait notamment dispensé le Conseil d’Etat genevois de devoir répondre à la proposition Keller-Sutter concernant l’annualisation des heures de travail [[Voir dépôt 14.03.2016 / Conseil des Etats / 16.423 / Libérer le personnel dirigeant et les spécialistes de l’obligation de saisie du temps de travail.]]. Cette proposition a déclenché une violente polémique [[Voir notamment le Temps, https://www.letemps.ch/suisse/la-droite-exige-une flexibilisation-accrue-au travail ]].

Ce projet a été abandonné faute d’appuis politiques. Il semble pourtant avoir gardé son actualité. Selon ce projet,
« Les autorités publiques et politiques ont pour obligation de veiller à la réduction du temps de travail, visant à atteindre la semaine de 35 heures sans réduction de la rémunération. Elles useront à cet effet de toutes les latitudes réservées aux cantons par la législation et les dispositions constitutionnelles fédérales. »

Diverses autres études ont été envisagées, avec, chaque fois, l’élaboration d’une documentation de travail.

En février 2020, le Parti ouvrier populaire (POP) a décidé d’entreprendre une réflexion sur ce problème. Dans l’entretemps, le POP, section Vaud, a souhaité inviter à une conférence Nicola Gianferoni, auteur d’un ouvrage détaillé consacré à cette problématique [[Travailler dans la grande distribution / La journée de travail va-t-elle devenir une question sociale ? Seismo 2019, ISBN 978-2-88351-090-6 ; voir la note de lecture annexée, parue dans Gauchebdo 22 mai 2020, no 21, p.8.]]. Cette conférence n’a pas pu avoir lieu, mais la présente étude se fonde essentiellement sur le travail de Nicola Gianferoni, cité « Gianferoni ».

La question s’est posée de savoir s’il fallait également étudier l’impact des horaires atypiques sur la santé des travailleurs. En effet, le travail de nuit ou les dérogations aux horaires habituels ainsi que d’autres avatars dans l’organisation du travail ont forcément une influence sur l’état physique et psychique du travailleur. Une recherche a été effectuée dans la bibliothèque de l’Organisation internationale du travail (OIT), avec des résultats décevants. Hors OIT, mais au niveau de recherches universitaires ou syndicales, il existe une documentation très fournie mais opaque. Finalement, l’impact négatif des dérèglements du rythme de travail est si évident qu’une recherche approfondie excéderait le cadre du présent travail, essentiellement consacré à la LTr. En annexe est joint un « dossier médical ».

L’idée de militants du POP (la liste des sections participantes n’est pas encore définie), et de Gauchebdo est d’organiser une conférence / table ronde s’inspirant des données du présent rapport, en vue de dégager une vision politique partagée par un cercle aussi large que possible d’organisations ayant pour vocation la défense des travailleurs.

{{{**Préambule-rappel}}}
Deux rappels pour illustrer la présente démarche.

« Le conflit fondamental par lequel se définit toute l’époque moderne est celui qui oppose le travail (dominé, opprimé et exploité) au capital (dominant et exploiteur) » [[Samir Amin, Pour la cinquième Internationale, Le Temps des Cerises, 2006.]]. Samir Amin, ou d’autres, car des citations semblables pourraient remplir des pages, mais le constat reste : tout tourne autour du conflit travail / capital, qui constituera donc le fil conducteur de la présente étude.

En termes plus directement liés à ce document, le conflit permanent oppose la classe des travailleurs à la classe des employeurs. Deux précisions. D’abord, si je parle de classes, ce n’est pas exclusivement en termes marxistes, la notion de classe – soit ensemble de personnes engagées dans le processus de production – étant d’origine bourgeoise. Autre précision : par travailleurs, je n’entends pas me limiter à la classe ouvrière, mais à l’ensemble des employés travaillant dans le processus de production, de biens ou de facteurs de plus-value et liés au patronat par un contrat de travail.

Cela m’amène à une autre considération, d’ordre historique, cette fois. On verra tout au long de ce rapport combien il est nécessaire de mieux encadrer le contrat de travail, notamment son horaire. C’est la tendance des néokeynésiens, qui plaident pour une intervention accrue de l’État dans l’organisation du travail. Pour illustrer combien on est actuellement éloigné d’une telle approche, je me réfère au bref livre-manifeste de Keynes The end of laissez-faire [[Éd. princeps Hogart Press 1926, traduction chez Agone 1999, avec une postface, soit 10 essais sous le titre de «Keynes et le capitalisme ou les rêveries d’un réformateur ambigu».]]. Keynes, aristocrate « bourgeois », dandy et certainement pas socialiste, décrit de façon saisissante les catastrophes dues au capitalisme [[« Keynes et le capitalisme… », p.21.]]. Or, ce que Keynes a écrit il y a plus d’un siècle apparaît aujourd’hui, aux yeux des économistes mainstream (UBS / CS, etc. plus les Chicago boys et sans doute certains enseignants universitaires) comme de l’extrémisme d’ultragauche. C’est dire la difficulté de faire progresser les idées ! Imaginer des solutions inspirées par le New Deal, même après la pandémie, est pratiquement impensable. L’Amérique n’a pas l’équivalant de Tugwell / Chase, économistes dirigistes conseillers de Roosewelt. L’excellente patronne de l’économie étatique américaine, Janet Yellen [[Voir entre autres CNBC 18 mai 2021.]] essaie certes de parvenir à un arrangement aux termes duquel les industriels accepteraient une augmentation d’impôts en échange d’importantes commandes étatiques ; elle est un corps étranger dans la culture américaine, surtout qu’elle encourage – scandale ! – la recomposition des syndicats.

L’article paru dans Gauchebdo [[No 16, 9 avril 2021, « impôt minimum contre l’évasion fiscale », par Yago Alvarez Barba.]] qui croit à un sursaut de fonctionnement neuronal de Biden, pèche par excès d’optimisme.

{{{**Préambule féministe}}}

On ne peut parler de droit du travail sans évoquer la question de la femme travailleuse et notamment le célèbre problème de la « double journée » d’une femme travailleuse vivant en couple. Que la femme travailleuse soit défavorisée, tant au niveau de la rémunération que de celui de la promotion professionnelle, est justement dénoncé et il faut tenter d’y remédier.

La difficulté tient au fait que cette dissymétrie est actuellement difficile à expliquer rationnellement, c’est-à-dire en se basant sur une analyse marxiste, ou, en d’autres termes, à expliquer les stratégies utilisées par le capital pour créer à son avantage cette inégalité. La nécessité de dépasser le schéma misandre – les hommes sont des parasites autoritaires, les femmes des travailleuses obéissantes – est évidente, mais ardue.

La présente étude est focalisée sur un parti-pris : seule est prise en considération la situation de la travailleuse ou de la travailleuse assumant des fonctions dans la famille. Je laisse de côté le problème des femmes travaillant dans la classe supérieure, car, finalement, peu importe que la Confédération soit présidée par une femme ou l’Europe par Ursula von der Leyden, notoirement idiote et réactionnaire.

Il a été question de traiter ce problème dans un document séparé, consacré spécialement à l’étude de la stratégie capitaliste ayant pour but de créer des divisions / catégorisations (homme / femme ; jeune / âgé ; étranger / concitoyen, etc.). Les désaccords entre participants à la présente étude et la difficulté de trouver dans la documentation féministe des éléments d’une étude dépassant la référence schématique à une culture machiste a conduit à se limiter à quelques références.

Qu’il soit simplement rappelé qu’une culture patriarcale ou machiste est le produit du mode de production capitaliste. Elle peut aussi être le produit d’une forme de sadisme misogyne qui se manifeste avec violence au sujet de l’IVG, comme c’est notamment le cas en Pologne. Cette logique répressive n’est peut-être pas liée directement au capitalisme.

Pour compliquer le problème, l’actuel féminisme ne se limite pas à des revendications liées à la situation de la travailleuse mais se rapproche des revendications communautaristes qui sont à grande distance de l’analyse marxiste. En raison de cette évolution rétrograde, le lecteur attentif trouvera profit à se référer aux deux analyses suivantes :

Jean-Marie Harribey. Eléments pour une théorie marxienne de l’égalité économique. Actuel Marx, ERS-CNRS 196, ainsi que les contributions de Saliha Boussedra, dont notamment : les femmes : une classe à part pour Marx ? Pensée 2018 / 2 (No 394). Lire aussi : S. Beaud et G. Noiriel. Race et sciences sociales, Agone, 2001, commenté par Paris Kyiritsis dans Gauchebdo N° 18, 30 avril 2021 et Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Seuil.