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{[->doc1118]Livret-brochure A5 de 24 pages à 50 exemplaires pour mise à disposition des personnes qui participeront à la «conférence de Guillaume Chenevière sur les révolutions genevoises au 18e siècle et les années précédant la révolution française où Genève connut une forme inédite de gouvernement véritablement populaire désigné par le peuple contre la volonté de l’aristocratie» donnée le lundi 26 novembre 2012 de 20:00 à 22:30 amphithéâtre de l’UOG, Place des Grottes 3, 1201 Genève}

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Interrogé le 20-08-2025 sur la publication du texte de sa conférence, l’auteur nous écrit « C’est un résumé fidèle d’une partie de mon livre sur le Rousseau genevois et je ne vois pas pourquoi je m’opposerais à sa publication ! ».

[couverture->https://www.laboretfides.com/product/rousseau-une-histoire-genevoise/] chez Labor et Fides

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{{{**[*Genève révolutionnaire au XVIIIe siècle :
_ la lutte d’un peuple pour le pouvoir*] }}}

Former une communauté, dit Ernest Renan, c’est « avoir souffert, joui et espéré ensemble »; pour John Berger, c’est avoir partagé un grand échec.

Au XVIIIe siècle, le peuple de Genève n’a cessé de réclamer l’exercice de la souveraineté populaire. Génération après génération, les citoyens se sont passés le flambeau jusqu’à vivre une démocratie participative unique en son genre, hélas anéantie par la Realpolitik de la France. Il ont ainsi partagé un grand espoir et finalement un grand échec.

Joseph de Maistre décrit Genève comme « la métropole du système qui soutient la souveraineté du peuple », mais ni la mémoire populaire, ni les livres d’histoire n’en conservent la trace.

Mon livre “Rousseau, une histoire genevoise” tente de raviver le souvenir de cette expérience, qui aide à méditer la signification de notions telles que la liberté, la souveraineté populaire, l’égalité, la justice, et la démocratie.

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Comme l’histoire n’est pas simple, résumons-en la trame avant d’en évoquer les étapes successives.

Dès le début du XVIIIe siècle, Genève est une exception dans son époque ; on y débat publiquement la question : à qui appartient véritablement le pouvoir, à l’élite ou au peuple ?

Pendant tout un siècle, le peuple genevois tente d’exercer le pouvoir que la constitution de la petite République lui attribue, mais qui a été usurpé par quelques familles riches.

Après avoir essayé à de nombreuses reprises de soumettre le gouvernement au contrôle des citoyens, le peuple se résoud à prendre le pouvoir lui-même, la première fois en 1782, la deuxième en 1792.

La révolution de 1782 ne dure que trois mois et s’achève par le retour de l’oligarchie dans les fourgons de troupes d’occupation étrangères pilotées par le Roi de France.

Dix ans plus tard, la chute de la monarchie française entraîe celle de l’oligarchie genevoise. Le peuple prend le pouvoir et l’exerce pendant six ans. L’expérience échoue à nouveau par l’intervention militaire de la France, sauf que cette fois, c’est la République, théoriquement son alliée, qui écrase la révolution genevoise.

Belle leçon de cynisme historique : la Realpolitik des grandes puissances est un rouleau compresseur indifférent à la couleur politique de ses victimes.

Le souvenir de ce siècle de luttes, nous l’avons entièrement zappé. Cela s’explique à la fois par le traumatisme que suscite la trahison morale de la Révolution française et par l’ « oubli du passé » proclamé par les élites de la Restauration en 1813, puis renouvelé par celles du pouvoir radical en 1847.

Il est temps de raviver cette mémoire perdue.

{{{**Genève, Stadtgemeinde }}}

A la différence des villes suisses, qui sont des aristocraties, Genève est une Stadtgemeinde sur le modèle de la Landsgemeinde des cantons paysans. Ce statut remonte aux Franchises de l’évêque Adhémar Fabbri (1387), qui établissent le Conseil général des citoyens et habitants – il n’y a pas de distinctions à ce stade -lequel désigne des syndics pour s’occuper des affaires de la cité. Pour conquérir son autonomie, Genève joue sur les intérêts divergents des deux puissances dont elle dépend. Elle s’appuie sur l’évêque, rattaché au Saint Empire romain-germanique, contre le duc de Savoie, qui rêve d’annexer la cité pour en faire sa capitale. En 1534, les citoyens chassent l’évêque et proclament Genève république souveraine. Deux ans plus tard, ils coupent le cordon ombilical avec Rome en adoptant la Réforme. Face au Duc de Savoie, la petite République s’appuie dorénavant sur les Suisses, d’une part, et sur le Roi de France, de l’autre. En 1543, les Edits politiques de Calvin confirment que la souveraineté populaire fonde la légitimité de la République.

Cela n’empêche pas une poignée de familles riches de gèrer les affaires de la cité à travers deux conseils restreints qui exercent à peu près tous les pouvoirs : le Petit Conseil de 25 membres élus à vie et les Conseil des Deux-Cents, tous deux se cooptant mutuellement. Malgré quelques frottements entre l’oligarchie et le peuple, notamment au lendemain de l’Escalade, la résistance à l’ennemi savoyard soude l’unité nationale .

{{{**Conflit d’intérêts entre le peuple et l’oligarchie}}}

La contestation citoyenne naît à la fin du XVIIe siècle.

D’abord Louis XIV exige d’avoir à Genève un Résident de France et Genève devient une manière de protectorat français; ensuite il révoque l’Edit de Nantes et 40.000 réfugiés protestants se servent de Genève, une ville de

16.000 habitants, comme tête de pont pour leur exil en terres protestantes ; 3000 s’ installent à demeure dans la petite cité. Inutile de dire que la qualité de vie en prend un méchant coup ; en 1698, 40% de la population manque de pain.

Au même moment, l’oligarchie découvre que Louis XIV a besoin d’argent liquide pour financer les guerres qu’il mène à toute l’Europe. En prêtant leur argent au roi persécuteur des protestants, les riches genevois vont faite des profits sans commune mesure avec ceux qu’ils tirent des industries locales, notamment la dorure et la soierie. Ils déinvestissent et ces industries périclitent, entraînant le chômage des ouvriers.

Il devient manifeste que l’oligarchie poursuit des objectifs différents de ceux du peuple et met en cause l’éthique de la République protestante. Grâce à l’économie financière et à sa dimension globale, les grandes familles se mettent à vivre dans un monde à part, éloigné de celui des autres citoyens. Les palais qu’elles construisent dans la haute ville et dans la campagne avoisinante révèlent un niveau d’inégalité sans précédent Il y a conflit d’intérêts, à la fois économique et moral, entre l’élite et le peuple.

{{{**Début des luttes citoyennes }}}

En 1696, une pétition circule pour protester contre l’injustice avec laquelle est réparti le poids de l’accueil des réfugiés. L’intention des magistrats est “que ce soit seulement les marchands et les ouvriers qui fassent la charité pour tout le public.” Les petites gens assument seuls la concurrence des nouveaux arrivants, alors que les familles riches ne tolèrent l’installation à Genève d’aucun banquier, avocat, médecin, apothicaire, ni Pasteur.

En 1704, les citoyens obtiennent que de nouveaux impôts sur le vin ne soient pas établis sans leur consentement. Pour informer et consulter l’ensemble des citoyens et habitants, ils utilisent le maillage social de la cité : les officiers de la milice, les dizeniers (chefs de quartier), et les maîtres jurés de chaque profession.

En 1707, François Delachana, marchand toilier de Longemalle, dépose auprès du Petit Conseil diverses requêtes visant à ouvrir l’accès du gouvernement à de nouveaux citoyens et à rendre les votations plus transparentes et plus libres

Ce Delachana est un personnage épatant, plein d’audace et d’humour; je ne comprends pas qu’il n’ait pas sa rue à Genève. Il s’en prend, “au nom de la simple et nue foi historique”à “l’indécente perruque frisottée et farinée de MM. les pasteurs”, qui sont ainsi “efféminés, femmenisés et démasculinisés”. Il a des formules cinglantes: “Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, qui ne doivent être considérés que comme des vers de terre, à quelque classe et caractère qu’ils appartiennent”, “Le magistrat n’est pas infaillible; il n’y a rien de plus naturel aux mains que de redresser la tête quand elle penche.”

Comme il ne reçoit pas de réponse à ses requêtes, Delachana les fait signer sous forme de pétition. On le lui interdit sous peine de prison et il remet au Premier syndic la liste des signatures déjà recueillies ( entre 250 et 600 selon les sources). Lui-même ou le Syndic jette alors ces signatures au feu, peut-être pour protéger l’identité des contestataires.

Ce “brûlement” est interprété comme un geste de mépris à l’égard des signataires. Plusieurs centaines de citoyens montent en cortège à l’Hôtel¬de-Ville et exigent du Petit Conseil qu’il donne suite aux revendications de Delachana. Ce sont des horlogers, des joailliers, des tanneurs, des drapiers, un quincailler, un graveur, un marchand de bois, un postier.

L’horloger Jean-Antoine Piaget leur fait prêter serment de demeurer “fermes, unis et pacifiques pour le maintien de la liberté”. Une même conviction les anime : leur liberté consiste à exercer leur souveraineté de citoyens.

{{{**Une souveraineté chimérique }}}

Impossible de résumer ici les quatre mois de luttes et d’agitation qui contraignent le Petit Conseil à convoquer, le 5 mai à Saint-Pierre, un Conseil général extraordinaire pour débattre de la nature du pouvoir à Genève.

Le Syndic Chouet reconnaît que Genève est une pure démocratie et que la souveraineté appartient exclusivement à l’assemblée des citoyens. Mais celle-ci, dès le XVe siècle, a délégué la plupart de ses compétences à des Conseils restreints dans un souci d’efficacité; comment une assemblée de plus de 1500 personnes pourrait-elle diriger la ville?. Genève n’est pas devenue une aristocratie pour autant, puisque les principaux magistrats sont soumis à l’élection. Le Conseil Général peut supprimer le gouvernement et prendre lui-même en mains la gestion des affaires s’il le désire, mais cela créerait le désordre et compromettrait la prospérité de la cité. Si le conseil général ne choisit pas cette solution extrême, il doit se soumettre aux décisions des conseils restreints, sans chercher à les influencer.

Au nom des citoyens, l’avocat Pierre Fatio répond que la souveraineté expliquée par le syndic Chouet est une souveraineté chimérique et métaphysique. Un souverain qui ne fait jamais acte de souveraineté est un être imaginaire. En vérité, aucune loi ne doit être faite à Genève sans le contentement express du Conseil Général, qui doit être consulté sur tous les sujets d’importance.

Ce débat, que la plupart des assistants n’ont pas suivi, à cause du tumulte dans la cathédrale, ne sera jamais publié. Ce que les citoyens retiennent, c’est leur refus de prêter le serment des Bourgeois (attention à ce mot : il équivaut ici à citoyen), parce qu’il comporte l’engagement “d’obéir à mes très honorés Seigneurs et à leurs Officiers”. Piaget proclame que ce serment est un attentat contre le Conseil général, qui ne se reconnaît personne au-dessus de lui.

{{{**Concessions du gouvernement }}}

Aucune décision n’est prise le 5 mai, mais le gouvernement comprend que, face au people uni, il va devoir lâcher du lest.

Dans la République, les citoyens adultes (à partir de 25 ans), de sexe masculin, sont une minorité d’environ 1500 personnes. La majorité est faite d’habitants, sans droits politiques, ne jouissant que de droits économiques restreints. Le statut d’habitant est en principe provisoire: on est d’abord habitant, puis on devient citoyen. Mais l’arrivée massive de nouveaux habitants, suite à la Révocation des l’Edit de Nantes, crée un goulot d’étranglement qui fait surgir une “demi-bourgeoisie”, selon la formule de Delachana: les Natifs, fils d’habitants qui n’ont pas obtenu la citoyenneté. Mais ils soutiennent aussi les revendications des citoyens, dans l’espoir d’une amélioration de leur condition.

L’oligarchie craint un soulèvement populaire généralisé. Le syndic Buisson, qui vient de se faire construire un palais dans la Haute Ville, accuse Pierre Fatio de calomnie, mais il ne veut pas qu’on mette l’avocat en prison, comme ce serait l’usage, car il a peur que la foule incendie sa maison en guise de représailles.

Le gouvernement finit par annoncer des concessions ; il réduit le nombre de représentants d’une même famille pouvant siéger dans les Conseils restreints; il accorde que, tous les cinq ans, le gouvernement soumettra sa politique à l’approbation des citoyens, mais il refuse le vote à bulletin secret.

{{{**Sévère répression }}}

Parmi les citoyens. les uns veulent obtenir à tout prix la confidentialité des votes, les autres acceptent telles quelles les propositions du gouvernement. Le 26 mai, à la suite d’un vote chaotique, la deuxième option obtient la majorité. Aux yeux de l’ensemble du peuple, après quatre mois de luttes, ce résultat est une immense déception. Plusieurs centaines de citoyens furieux s’attardent dans la cathédrale; le gouvernement envoie la garnison soldée les déloger ; des manifestations éclatent dans toute la ville. Le calme ne revient qu’après la proclamation d’une amnistie générale.

Les Bernois envoient en renfort trois cents hommes de leurs troupes stationnées dans le pays de Vaud et, malgré l’amnistie, l’oligarchie s’appuie sur cette force étrangère pour procéder à une répression extrêmement sévère qui touche aussi bien des citoyens que des natifs : bannissements, emprisonnements, citoyenneté retirée.

L’horloger Nicolas Lemaître, sur la base d’un seul faux témoin, est exécuté pour avoir “conspiré avec des citoyens misérables pour égorger les syndics”. Piaget, lui aussi horloger, se noie dans le Rhône en tentant de fuir. L’avocat Pierre Fatio, sans faire l’objet d’un procès, est arquebusé dans sa prison pour avoir été le porte-parole des citoyens. On prononce encore diverses condamnations à mort par contumace.

{{{**L’oligarchie conforte son pouvoir }}}

Dans le journal que tient un citoyen, Michel Gaudy, on trouve ce jugement : “Cette année 1707 a été une des plus critiques et des plus fâcheuses qu’il y ait eu dans cet état dès la Réformation par rapport aux affaires intérieures. (…) Tout le but et l’attention du Conseil de 25 principalement ne tendait déjà qu’à se rendre maîtres, et empiéter peu à peu sur les droits du peuple (…). Ils auraient plutôt dit Que l’Etat périsse tant qu’il voudra, pour nous nous voulons régner, et avoir toujours le droit de patronage pour mettre toutes nos familles dans le Deux-Cents pour qu’ils puissant régner à leur tour.”

L’oligarchie prend deux mesures préventives pour éviter le retour de la contestation citoyenne.

En 1712, l’année de naissance de Rousseau, le Petit Conseil obtient par duperie que les citoyens renoncent à leur principale conquête de 1707 : le rapport de politique générale que le gouvernement devait faire tous les cinq ans.

L’année suivante, un nouvel Edit civil, non soumis au Conseil général, établit les Natifs comme un ordre permanent de la société, sans perspective d’accès à la citoyenneté. Cela permettra à l’oligarchie, espère-t-elle, de jouer à l’avenir une partie du peuple contre l’autre.

{{{**Les Lettres Anonymes }}}

En 1718, circule clandestinement dans Genève un véritable bréviaire de la liberté citoyenne, les Lettres Anonymes, rédigées secrètement par le Pasteur Antoine Léger à la demande de quelques citoyens, dont Michel Gaudy. Rousseau a six ans. Il les entend lire et relire par les artisans de Saint-Gervais, où il vit avec son père horloger ; il en aura un exemplaire sous les yeux quand il écrit le Contrat Social.

On y lit notamment : « La liberté est ce droit qui dans un Etat rend souverains ceux qui en jouissent.. » Ou encore : « Un peuple libre a le pouvoir de rejeter ou d’approuver, de consentir ou de s’opposer aux changements qu’on veut faire, aux lois qu’on veut établir ou abroger. C’est là un droit que tous les peuples sages et prudents se sont conservés pour s’opposer à la tyrannie de ceux à qui ils confient le gouvernement et l’autorité, un droit auquel ils doivent sacrifier leurs biens et leur vie. »

C’est là la source d’un principe fondamental de Rousseau : la tendance de tout gouvernement à usurper la souveraineté du peuple et le devoir des citoyens de s’y opposer.

Les Lettres Anonymes attaquent aussi l’argument de l’oligarchie selon lequel la meilleure garantie de la liberté des citoyens, c’est la prospérité de la cité : « Rien n’est plus absurde et plus injuste, en même temps plus opposé au bien de la société et à la tranquillité de l’Etat, que prendre ce qui paraît utile pour le fondement des lois. Il ne faut pas confondre le juste et l’utile. »

C’est là un thème largement débattu à Genève tout au long du siècle et qui n’est pas absent du débat contemporain : les avantages économiques priment-ils sur les droits politiques ?

{{{**Unanimité citoyenne }}}

Je me suis un peu attardé sur la crise de 1707 et ses suites immédiates, qui conditionnent largement les révolutions de la fin du siècle. Il faudra, faute de temps, passer plus rapidement sur la crise des années 1734-38, tout aussi importante

Elle commence par un épisode qui illustre le concept rousseauiste de volonté générale, que tant de gens ont mal compris. Hannah Arendt le juge absurde, car fonder la société sur une volonté populaire qui ne se lie pas pour l’avenir revient à la construire sur des sables mouvants. Le voici pourtant justifié par l’exemple.

Après un quart de siècle, en 1734, les citoyens genevois s’avisent de récupérer les moyens de la souveraineté populaire qu’ils se sont laisser enlever en 1712. A travers les compagnies de la milice, ils consultent tous les citoyens pour s’assurer d’une revendication reflétant sans conteste la volonté générale : le Petit Conseil, qui établit de nouveaux impôts pour financer les fortifications dont, en 1713, il a décidé la construction sans consulter le Conseil Général, doit réunir cette assemblée et obtenir son accord formel sur les impôts et sur la poursuite des travaux. Pour éviter l’accusation de sédition et démontrer à l’oligarchie la volonté unanime du souverain, ils font défiler devant chacun des cinq principaux magistrats la totalité des citoyens, organisés par compagnies. Cela prend du temps, tel ou tel magistrat montre de l’impatience, mais on exige de lui qu’il assiste jusqu’au bout à ce témoignage par les pieds qu’il existe bel et bien une volonté générale des citoyens.

L’oligarchie comprend le message 5 sur 5. Elle tente la plus maladroite des manœuvres : rendre inutilisables les canons entreposés dans les quartiers populaires et armer la haute ville contre un possible soulèvement. L’affaire est éventée ; le bruit court que les troupes bernoises vont revenir comme en 1707. Toute la population prend les armes. Le gouvernement céde ; la manœuvre des canons est désavouée ; l’impôt des fortifications est soumis au Conseil Général.

Point difficile à comprendre pour les historiens, le peuple ne cherche pas à prendre le pouvoir. Il entend seulement faire reconnaître son droit à contrôler l’action du gouvernement, c’est-à-dire sa souveraineté.

{{{**Division au sein de peuple et médiation française }}}

Comme les familles dirigeantes se considèrent comme une caste à part, la chose est difficile à réaliser en pratique, d’autant plus qu’un personnage de l’oligarchie, le comte de Montréal, recrute parmi les natifs les plus pauvres une milice stipendiée pour soutenir le gouvernement contre les citoyens. On les appelle les « goujons ».

Les choses vont si loin qu’une véritable guerre civile éclate en août 1737 entre les milices bourgeoises et les « goujons ». Elle fait une dizaine de morts au Perron. Rousseau, de passage à Genève, est le témoin horrifié de cette fusillade.

Au moment où les citoyens et le gouvernement vont finalement conclure un accord, le Roi de France impose sa médiation, conjointement avec Berne et Zürich. Les citoyens, la mort dans l’âme, cèdent devant la puissance française. Mais le Comte de Lautrec, le négociateur français, se montre habile ; il finit par faire accepter sa médiation aux citoyens.

Ceux-ci auront le droit de formuler des « représentations » chaque fois qu’ils ont lieu de se plaindre. On leur garantit qu’ils seront consultés sur toutes les affaires d’importance, y compris les impôts. Mais on modifie les édits de Calvin dans un sens qui renforce le pouvoir des Conseils retstreints : « Il ne sera rien porté au Conseil Général qui n’ait été traité et approuvé dans le Conseil des CC », rien non plus au CC qui n’ait été traité et approuvé par le Petit Conseil.

Sur la promesse que la France veillera au respect de la Médiation et obligera l’oligarchie à s’y conformer, l’opposition citoyenne se rallie. Elle a l’impression d’avoir fait reconnaître la souveraineté du peuple.

Seuls quelques rares esprits protestent : le Conseil Général, dit par exemple l’ingénieur Micheli du Crest, n’aura le droit que « d’approuver les lois qui lui sont proposées, pas de les interpréter ni d’en réparer les transgressions. A quoi sert de faire la loi, si le Petit Conseil a le pouvoir de dire qu’elle dit blanc lorsqu’elle dit noir ? »

Michel Gaudy note dans son journal : « Puisque notre état est purement démocratique, ce que les Médiateurs eux-mêmes ont reconnu, le Peuple est seul souverain et personne n’a le droit de fixer ses droits et attribnuts. Pourquoi donc les ont-ils fixés et aliénés ? »

Ces deux arguments sont ceux que Rousseau reprendra, vingt ans plus tard, dans ses Lettres de la Montagne.

{{{**Entrée en scène de Rousseau }}}

Au moment où Genève s’accomode de la Médiation, Rousseau se met à jouer un rôle dans les affaires de la République.

Le peuple a entendu parler de cet écrivain « citoyen de Genève » qui est devenu une star parisienne et qui récupère la religion protestante et la citoyenneté à laquelle il a renoncé dans son adolescence. On le voit, pendant l’été 1754, assis sur le marché de Coutance, évoquant ses souvenirs d’enfance.

Il dédie à la République de Genève son Discours sur l’Inégalité, mais cette Dédicace trop subtile est prise pour une idéalisation de la situation politique genevoise, alors qu’elle fait la leçon aux Magistrats. Elle ne frappe pas l’imagination populaire.

Tout autre chose est la Lettre à d’Alembert (1758). Rousseau veut empêcher Voltaire, qui s’est entre-temps installé à Genève, d’y imposer l’ouverture d’un théâtre contre les traditions locales.

Il s’agit de maintenir à Genève cette différence qui fait que Rousseau« citoyen de Genève » a un statut de philosophe du peuple par opposition aux philosophes des rois. Cette fois, Rousseau parle de façon a être compris de tous. « Il ne s’agit pas d’un vain babil de philosophe, mais d’une vérité importante à tout un peuple »

Le motif principal qu’avance Rousseau contre le théâtre à Genève tient à l’activité de la cité, à ses us et coutumes populaires, à ses défauts même. S’il ne faut pas de théâtre à Genève, c’est parce que le peuple a déjà les distractions qui lui conviennent.

Rousseau vante les cercles : « ces honnêtes et innocentes insitutions rassemblent tout ce qui peut contribuer à former dans les mêmes hommes des amis, des citoyens, des soldats, tout ce qui convient à un peuple libre ». Certes, on y boit, on s’y enivre, mais « le goût du vin n’est pas un crime, il en fait rarement commettre (…) Les buveurs ont de la cordialité, de la franchise, ils sont presque tous bons, droit, justes, fidèles, braves et honnêtes gens, à leur défaut près ». Et puis il y a les fêtes. « Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques ; ayons en davantage encore ». Rousseau illustre son propos par la description d’une fête qu’il a vécue dans son enfance à Saint-Gervais, suite à un exercice de la milice.

{{{**Rousseau héros du peuple, ennemi de l’oligarchie }}}

L’effet produit sur Genève est extrordinaire. Les jeunes gens, inspirés par Rousseau, remettent la milice à la mode et organisent, en juin 1761, une démonstration de manœuvres à la prussienne. 5000 personnes y assistent à Plainpalais. Elle se termine par une fête populaire copiée de Rousseau, avec danse des soldats, libations et toasts au citoyen qui a rendu Genève à elle-même. Toutes les joutes sportives de l’année 1761 se terminent de même et un nommé Mollet écrit à Rousseau « Il est, Monsieur, une chaîne invisible entre vous et nous, qui vous attache bien sincèrement tous vos concitoyens. »

Quelques mois plus tard, Rousseau publie le Contrat Social, qui comporte à ses yeux un objectif praticable pour les Genevois : rétablir la communauté de citoyens libres et égaux que leur Constitution autorise. On y trouve des passages empruntés aux Lettres Anonymes et un éloge des « assemblées périodiques » du peuple visiblement inspiré par l’histoire des luttes citoyennes genevoises.

Rousseau est persuadé d’être accueilli triomphalement à Genève. Mais un tout autre scénario va se jouer. Le 19 juin 1762, dix jours après la condamnation de l’Emile par le Parlement de Paris, le Petit Conseil de Genève condamne à son tour non seulement l’Emile, mais aussi le Contrat Social comme « destructeurs de la religion chrétienne et de tous les gouvernements ». Pour faire bonne mesure, le Petit Conseil fera arrêter Rousseau s’il se présente à Genève.

Rousseau est stupéfait. Il s’attend à ce que le peuple qui l’a acclamé l’année précédente, proteste, descende dans la rue. Rien ne se passe.

{{{**Le « tocsin de la sédition » }}}

La vérité est que jamais le peuple n’a contesté une décision de justice des magistrats, même s’il la trouve injuste. Il ne s’est battu que pour l’application de ses droits ; et l’exercice de la justice n’en fait pas partie.

Son cousin Théodore Rousseau écrit à Jean-Jacques : « Autant le Moyen Conseil a-t-il prononcé un jugement violent et irrégulier contre votre personne, autant cela a-t-il révolté tous vos concitoyens. Tout le monde vous aime et vous estime (…). Mon père, ma mère et mon épouse (…) vous remercient du cadeau que vous nous avez fait du Contrat Social. C’est un arsenal des plus excellentes armes. »

Ce climat populaire favorable ne suffit pas à Rousseau. Il prend la décision de renoncer à Genève. Dès qu’il a reçu du roi de Prusse ses lettres de naturalité neuchâteloise, en mai 1763, il abdique de sa citoyenneté genevoise.

Ce geste fait sensation dans le peuple. A Marc Chappuis, qui lui reproche d’abandonner ses concitoyens, Rousseau répond : « Flétri publiquement dans ma patrie sans que personne air réclamé contre cette flétrissuere, après dix mois d’attente, j’ai dû prendre le seul parti propre à conserver mon honneur si cruellement offensé. Si cinq ou six bourgeois seulement eussent protesté, on pourrait vous croire sur les sentiments que vous leur prêtez… On ne juge pas les hommes sur leurs pensées, mais sur leurs actions. Je vous avais confié mon honneur, ò Genevois, et j’étais tranquille, mais vous avez si mal gardé ce dépôt que vous me forcez à vous l’ôter. »

Cette lettre copiée et recopiée à des dizaines d’exemplaires dans Genève, les patriciens l’appellent « tocsin de la sédition ».

Le 18 juin, 40 citoyens déposent une représentation que le PC rejette sèchement. En août ils sont 700 et ils défilent en cortège devant l’Hôtel de Ville. Nouveau rejet du PC, dans lequel il définit pour la première fois son « droit négatif » : il a le devoir d’examiner les représentations des citoyens, mais rien ne l’oblige à y donner suite

Le 29 septembre, troisième représentation, dont Rousseau lui-même a conçu le passage décisif : « pour que le doit de faire des représentations soit quelque chose que l’on puisse appeler un vrai droit, il faut qu’il produise quelque effet nécessaire, sans quoi ce serait abuser des mots d’une manière indécente ».

Le Petit Conseil ne répond pas, mais le procureur Tronchin défend brillament sa position dans les Lettres écrites de la Campagne : nous n’avons fait avec Rousseau que ce que nous avons fait cent fois avec d’autres auteurs ; ne remettez pas en question « la prospérité de notre état, qui est la marque la plus assurée de la bonté de son gouvernement ».

{{{**Les Lettres écrites de la Montagne }}}

Tronchin a réussi son coup. Pendant une année, rien ne se passe. Mais à la veille de Noël 1764, Rousseau publie ses Lettres écrites de la Montagne. Elles se répandent dans Genève comme une traînée de poudre.

« Puisqu’ils veulent la guerre, ils l’auront », a écrit Rousseau au pasteur de Môtiers en lui envoyant son texte. Et c’est bien une bombe qu’il lâche sur Genève.

Aux pasteurs, il reproche de ramper devant l’oligarchie, alors que Calvin les voulait indépendants du pouvoir temporel, et de ne même plus savoir ce qu’est la vraie religion protestante : « Reconnaître la Bible pour règle de sa croyance et n’admettre d’autre interprète de la Bible que soi »

Aux citoyens, il demande s’ils ont bien lu le Contrat Social : « Ce Contrat primitif, cette institution du gouvernement, cette manière de la resserrer à divers degrés pour compenser l’autorité par la force, cette tendance à l’usurpation, ces assemblées périodiques, cette adresse à les ôter, cette destruction prochaine, enfin, qui vous menace et que je voulais prévenir, n’est-ce pas, trait pour trait, l’image de votre République, depuis sa naissance jusqu’à ce jour ? (…) Comment pouvais-je tendre à renverser tous les gouvernements en posant en principes ceux du vôtre ? (…) Si je n’avais fait qu’un système, vous êtes bien sûrs qu’on n’aurait rien dit (…). Mon livre portait témoignage contre l’attentat qu’on allait faire, voilà ce qu’on ne m’a pas pardonné. (…) Je ne vois point de servitude pareille à la vôtre et l’image de la liberté n’est plus chez vous qu’un leurre méprisant et puéril qu’il est même indécent d’offrir à des hommes sensés (…). Cet état étant le pire où l’on puisse tomber n’a qu’un avantage, c’est qu’il ne saurait changer qu’en mieux. »

Outre la résonance de ces textes, que le peuple, Natifs et Citoyens confondus, apprend par cœur, deux passages ont un effet pratique immédiat.

« Limités dans vos élections à un petit nombre d’hommes, tous dans les mêmes principes et tous animés du même intérêt, vous faites avec un grand appareil un choix de peu d’importance. Ce qui importerait dans cette affaire serait de pouvoir rejeter tous ceux entre lesquels on vous force de choisir. » En 1766, au fil de onze Conseils généraux successifs, les citoyens refusent tous les candidats proposés par le Petit Conseil. Il en résulte un blocage constitutionnel, les Syndics devant obligatoirement appartenir au Petit Conseil, dont tous les membres ont été plusieurs fois rejetés.

Rousseau soulève aussi la question des natifs. Dans les Lettres écrites de la Campagne, Tronchin écrit que les règles de la procédure doivent être égales pour tous les hommes, car elles n’émanent pas du droit de cité, mais du droit de l’humanité (nous dirions les droits humains). Rousseau dit aux Genevois « Heureusement pour vous que ce n’est pas vrai. Le Droit de recours en grâce n’appartenait par l’Edit qu’aux Citoyens. C’est par leurs bons offices que ce droit et d’autres furent communiqués aux Natifs et Habitants qui, ayant fait cause commune avec eux, avaient besoin des mêmes précautions pour leur sûreté. »

Cette idée de cause commune fait son chemin. Les Natifs, qui jusque là n’avaient réclamé que l’amélioration de leurs droits économiques, formulent des revendications politiques.

{{{**Genève sous la menace française }}}

Face au blocage constitutionnel, l’oligarchie, selon son habitude, appelle au secours le Roi de France, dont la médiation accouche d’un projet de règlement qui restreint considérablement les droits des citoyens. Malgré le menace du blocus économique de Genève, et du renvoi des horlogers genevois de Paris, le peuple tient bon et le Conseil général refuse le règlement.

Le blocus s’installe. Les patriciens et le gouvernement quittent Genève. Choiseul fait contruire Versoix dans le but de concurrencer la ville rebelle. Rien n’y fait. Au sein de la Médiation, les Zürichois prennent position en faveur des citoyens. Mille citoyens défilent pour réclamer un arrangement entre Genevois. In extremis, alors qu’on craint une intervention militaire française, une négociation s’engage entre l’oligarchie et les citoyens.

{{{**Compromis entre l’oligarchie et les citoyens }}}

Les délégués du peuple, qui ont abondamment consulté les cercles, poursuivent trois objectifs distincts :

1) celui des citoyens aisés : ils veulent avoir accès au gouvernement et pour commencer au Deux-Cents, qu’ils demandent de faire élire par le Conseil Général plutôt que par le Petit Conseil.

2) celui des citoyens « prolétaires » (c’est le mot de l’époque pour désigner ceux qui ne sont pas propriétaires) : ils veulent pouvoir exclure les magistrats qui leur ont déplu afin d’exercer un vrai contrôle sur le gouvernement. « L’expérience prouve qu’il sort du sein même des citoyens des hommes aussi antipopulaires que du sein de la Magistrature (…) Pour que le peuple soit heureux, il faut qu’il trouve dans la Constitution des ressources légales pour agir. »

3) celui des Natifs : ils réclament l’accès à la citoyenneté.

L’oligarchie est prête à accorder le premier point, à condition de garder la moitié du CC pour elle-même. Elle finit par céder quelque peu sur le second, mais refuse absolument d’entrer en matière sur les Natifs. Pas question d’augmenter le nombre des prolétaires au sein des citoyens – ils sont déjà plus de 600-, pas question non plus de se priver d’un outil de division du peuple.

Inutile d’ajouter que l’oligarchie refuse absolument de revenir sur la condamnation de Rousseau.

L’édit de Conciliation du 11 mars 1768 est d’abord accueilli avec une faveur qui semble unanime. Les Natifs, même s’ils n’ont obtenu que de petits avantages économiques, sont sûrs que les Citoyens travailleront pour eux. Les Magistrats ont l’air staisfaits. Rousseau, qui a prodigué ses conseils au cours de la négociation, semble ravi du résultat et dit ne rien réclamer pour lui-même.

{{{**Les citoyens se tournent contre les Natifs }}}

Mais cela ne dure pas. Une fraction grandissante de l’oligarchie, qui prend le nom de parti constitutionnaire, pense que l’on a trop cédé. Elle appelle l’Edit de Conciliation édit des Pistolets, estimant qu’il a été arraché par la contrainte.

Quant aux Natifs, des difficultés d’application de leurs petits avantages surgissent. Bientôt ils contestent le nouvel Edit et se révoltent ouvertement.

Début 1770, le Petit Conseil inquiet propose aux chefs de l’opposition citoyenne une prise d’armes préventive contre les Natifs. Flournoy a beau protester contre une démarche qui va « élever un mur entre Citoyens et Natifs », il est minorisé.

Un grand nombre de Natifs sont arrêtés. Huit meneurs, ou prétendus tels, sont bannis. Le Conseil général approuve cette mesure, tout en accordant aux Natifs une diminution des taxes et quelques autres avantages. Toute l’opération crée un climat détestable. Rousseau s’exclame : « Les voilà aussi durs aristocrates avec les habitants que les magistrats furent jadis avec eux. De ces deux aristocraties, j’aimerais encore mieux la première ». D’Ivernois écrira qu’ « un souverain qui s’abaisse au rôle de despote n’est plus qu’une hydre à 1500 têtes qui, toujours acessible à l’esprit de corps, ne l’est presque jamais à la honte et au remord ».

{{{**En marche vers l’égalité }}}

Malgré cet épisode désastreux, malgré la rupture définitive entre Rousseau et Genève, malgré la naissance d’un parti de Natifs alliés des constiutionnaires contre les citoyens, les liens se recontruisent entre Natifs et Citoyens et c’est à une marche vers l’égalité que l’on assiste à Genève entre 1770 et 1782.

« Bannissons toute différence, Ne soyons ni Natif, ni Bourgeois, Au beau nom de Genevois, Donnons la préférence », fait chanter mon ancêtre Nicolas Chenevière, chansonnier du parti Représentant. Nicolas fait partie d’une nouvelle génération de pasteurs fils d’ouvriers qui entrent au Saint Ministère parce que les fils de famille délaissent la théologie au profit de la science.

Une représentation de 1780 exige pour les Natifs l’accès facilité à la citoyenneté qu’ils n’ont pas obtenu en 1768. Le gouvernement français, qui songe à une intervention militaire pour rendre à l’oligarchie son pouvoir absolu, assure les Natifs de son appui si le Roi est amené à pacifier la République.

Le Procureur du Roveray proteste contre cette ingérence inadmissible dans les affaires intérieures de Genève et le peuple applaudit : « Chantons ce brave commissaire Et tous ceux qui non plus que lui, N’ont pas tourné leur habit, ni montré leur derrière. ». Pour complaire à Versailles, le Petit Conseil le démet de ses fonctions, le chasse du CC et brûle sa remontrance sur la place publique.

Le peuple indigné occupe la ville et force le gouvernement à accepter l’Edit du 10 février 1781, qui prévoit l’égalité économique pour les natifs, le retour de leurs chefs exilés, la nomination de 56 officiers natifs dans les compagnies bourgeoises, la suppression de la corvée et de la taille dans toutes les terres appartenant à l’Etat, et la citoyenneté accordée gratuitement à cent natifs, vingt habitants et deux sujets. Le peuple l’appelle l’Edit bienfaisant.

Versailles le déclare illégal et le gouvernement refuse de l’appliquer. Après une année d’atermoiements, le peuple n’a d’autre choix que celui d’imposer sa volonté par la force.

{{{**La révolution de 1782 }}}

C’est la révolution du 7 avril 1782, dont les acteurs n’ont pas l’impression d’être en révolution, persuadés d’être, eux, fidèles à la consitution que leur gouverement trahit. Le Natif Bourrit résume leur position : « Si le gouvernement devient abusif et qu’au lieu d’être le gardien des lois, il en soit le violateur, le souverain a le droit de le changer. Nous ne demandons que la consécration de nos lois, de nos mœurs, de la constitution sous laquelle nous sommes nés et nous avons juré de vivre». On ne peut être plus rousseauiste.

Ces beaux principes ne servent de rien face à une armée de 15000 hommes, français, sardes et bernois. Les Genevois s’apprêtent à mourir ; de nombreux testaments sont rédigés à ce moment-là dans l’urgence. Mais les chefs représentants, qui ne veulent pas porter la responsabilité d’un bain de sang, organisent une reddition de dernière minute et s’enfuient lâchement par le lac.

Fous d’humiliation, 2000 Genevois quittent Genève au petit matin du 2 juillet 1782 en récitant une lettre que Rousseau a adressée en janvier 1768 à d’Ivernois -on craignait alors l’intervention militaire française qui ne s’est produite qu’en 82 – , mais qui vient de paraître dans les « Œuvres complètes » : « Vous êtes prêts à vous ensevelir sous les ruines de la patrie ; faites plus : osez vivre pour sa gloire au moment où elle n’existera plus. Oui, Messieurs, il vous reste un dernier parti à prendre et c’est, j’ose le dire, le seul qui soit digne de vous . (…) c’est d’en sortir tous, tous ensemble, en plein jour, vos femmes et vos enfants au milieu de vous ; et puisqu’il faut porter des fers, d’aller porter du moins ceux de quelque grand prince et non pas l’insupportable et odieux joug de vos égaux. »

{{{**Le temps de la ploutocratie }}}

Le retour de l’oligarchie dans les charrettes de l’occupation militaire étrangère produit un régime poilitique qui est une véritable ploutocratie. L’argent est la seule valeur qui ait cours. « Il était honteux d’être pauvre et de ne pas faire comme les autres», écrit Charles Samuel de Constant. Tout Genève achète à crédit les rentes françaises qui promettent de rapporter 4 à 5 fois le capital investi. «Le temps de la vie simple est complètement passé, écrit Beckford, un visiteur anglais. C’est le règne triomphal de la dissipation. » Pour la première fois depuis Calvin, les pasteurs sont mis sous tutelle par le gouvernement, qui craint les positions politiques de ces fils d’ouvrier. Pour plaire à la Sardaigne, qui s’est jointe aux troupes d’occupation, on interdit l’Escalade et on rend les canons pris à l’ennemi en 1602.

Mais la fête ne dure pas. La France ne sait comment faire face à la dette colossale de l’Etat ; en 1788, la convocation des Etats généraux annonce l’ébranlement de la monarchie. A Genève, la hausse du coût de la vie due aux richesses fictives, produits de la spéculation, renchérit les produits locaux, qui peinent à s’écouler. L’expansion économique liée aux seules activités bancaires pénalise la majorité de la population qui s’indigne en outre que 68% du budget public aille à l’entretien des troupes d’occupation.

{{{**L’insurrection de janvier 1789 et le révolution de décembre 1792 }}}

En janvier 1789, une insurrection populaire proteste contre l’augmentation du prix du pain. Elle oblige le gouvernement à renoncer à cette augmentation , mais aussi à s’entendre avec les citoyens. L’édit de février 1789 rend les armes confisquées en 1782, rappelle les bannis, ouvre timidement la porte de la citoyenneté aux Natifs…

Mais il faudra attendre encore trois ans pour établir le pouvoir populaire. C’est la chute de la monarchie française, en août 1792, qui entraîne celle de l’oligarchie. Elle se laisse enlever le pouvoir par les cercles. « Nous allons êtres habillés à la française », note l’ancien procureur Tronchin le matin du 5 décembre 1792 en voyant les gardes habillés du bonnet phrygien.

Il ne faut pas s’y tromper, malgré la similitude des symboles et du langage, la révolution genevoise n’est pas la révolution française. Elle est une démocratie participative sans équivalent ailleurs, avec une moyenne de quatre votations et élections par mois pendant six ans. Elle est marquée par l’expérience des luttes genevoises ( Anspach au Résident de France : « Nous sommes de vieux athlètes de la liberté ; depuis un siècle nous combattons pour elle. ») et tout imprégnée de Rousseau (« Oh ! oh ! la cité de Rousseau devient de cœur son élève », dit une chanson).

Le 12 décembre 1792, en même temps que l’égalité politique des citoyens, natifs, habitants et sujets, et que la révision complète de la Constitution, le dernier Conseil général de l’ancien régime vote que « le décret rendu contre la personne du citoyen Jean-Jacques Rousseau et les jugements contre ses ouvrages sont déclarés nuls ».

{{{**Une démocratie participative }}}

Le Conseil général compte désormais 5500 membres. Mallet du Pan avait prédit que ce serait ingérable : « Tous les propriétaires seraient dominés par la multitude des prolétaires. Six mille souverains dont les deux tiers au moins appartiendraient à ces classes populaires que le cens des législations les plus démocratiques écarta de tout temps, serait une nouveauté digne du siècle ; elle perfectionnerait la corruption de la démocratie. »

Rien de tout cela ; le Conseil général élargi fonctionne dans un ordre parfait, jamais démenti.

La démocratie genevoise fonctionne sur trois niveaux :

1) préparation de la volonté générale dans les cercles, que l’on rebaptise clubs pour faire à la mode,

2) formulation dans le Grand Club, ou Club fraternel des révolutionnaires, qui regroupe tous les clubs et se réunit dans la salle du théâtre imposée par le régime de 1782, qui est maintenant récupérée au service de la Révolution,

3) vote par le Souverain à Saint-Pierre.

Il arrive que le vote de Saint-Pierre désavoue les conclusions du Grand Club, auquel tous les citoyens ne participent pas. Dans la deuxième partie de la révolution, on reprochera au Club d’avoir servi de rampe de lancement à l’insurrection de juillet 1794 et il cessera son activité. En son absence, la vie démocratique sera plus morcelée, mais la volonté générale se fera néanmoins entendre, même si ce n’est pas toujours de la manière qu’on souhaiterait.

{{{**La volonté générale }}}

Elle se manifeste ainsi dans le maintien du protestantisme comme religion d’état imposée à tout citoyen et dans le rejet systématique de toute naturalisation d’étranger, en vertu du principe « la barque est pleine ». La crise économique exacerbe les réflexes identitaires…

Après un début cahotique, elle s’impose aussi sur la question des impôts. Dans un premier temps, les citoyens les plus aisés rassemblent contre l’impôt une majorité des votants. L’insurrection de juillet 1794 a pour but principal de forcer les riches à financer la révolution; après quelques condamnations à mort du Tribunal révolutionnaire, prononcées presque au hasard, les riches subiront sans protester la plus forte ponction fiscale de l’histoire de la République ; dix millions de florins. Cette somme colossale financera la politique sociale du gouvernement révolutionnaire, qui affronte une crise économique sans précédent et la faillite générale des banques genevoises, emportées dans le tourbillon de la spéculation sur les effets français.

Après cette taxe extraordinaire, acquise dans des conditions qu’on ne veut pas répéter, le vote des impôts prend du temps, nécessite énormément d’explications ; il faut souvent s’y reprendre à trois fois pour que le Conseil Général finisse par voter les ressources dont l’Etat a besoin. Mais il le fait et la révolution genevoise laissera un bilan équilibré. Alors que, parmi les leaders révolutionnaires français, plusieurs se construiront d’immenses fortunes, aucun des chefs de la Révolution genevoise n’en tire aucun profit matériel.

La volonté générale se manifeste d’une façon particulièrement remarquable après l’insurrection de 1794. La réconciliation nationale est le fait d’une démarche cosignée par 5031 citoyen, dont seuls s’abstiennent patriciens et englués endurcis.

Il faut dire que la révolution genevoise bénéficie d’une grande homogénéité sociale. Alors qu’en France, la paysannerie, les artisans et petits commerçants des villes et la grande bourgeoisie ont des intérêts divergents, à Genève, c’est la classe des artisans et petits commerçants qui conduit la révolution. La grande bourgeoisie -non seulement le patriciat mais aussi les familles aisées de l’opposition traditionnelle ¬n’attend rien de la révolution et ne la soutient pas.

{{{**Les Constitutions révolutionnaires }}}

La nouvelle constitution est à peine votée, en avril 1794, qu’elle est mise de côté par l’insurrection de juillet. Mais, dès la fin de l’année, elle reprend sa place et, en 1796, la constitution qui lui succède en conserve tous les objectifs.

La comparaison avec la constitution genevoise de 2012 n’est pas sans intérêt.

Les constitutions de 1794-96 s’ouvrent par une Déclaration des droits et devoirs de l’homme social, dont la référence rousseauiste est évidente et qui les distingue de la Déclaration française des droits de l’homme : « La Nation Genevoise assemblée en Conseil Général considérant que, dans l’état de société, chaque individu met ses droits sous la protection de tous et qu’en conséquence la connaissance de ces droits et des devoirs réciproques qui en résultent est essentielle à la formation du pacte social… »

Comparons avec le préambule de 2012 : « Le peuple de Genève, reconnaissant de son héritage humaniste, spirituel, culturel et scientifique, ainsi que de son appartenance à la Confédération suisse, convaincu de la richesse que constituent les apports successifs et la diversité de ses membres, résolu à renouveler son contrat social afin de préserver la justice et la paix et à assurer le bien-être des générations actuelles et futures… »

Il y a là de nouvelles notions, mais celle, fondamentale, des droits et devoirs réciproques du citoyen et de la société s’est perdue.

A la formule de 1794, « Le Peuple Genevois, libre et indépendant par la protection de l’Etre Suprême, fonde sa Constitution sur la Justice, l’Egalité et la Liberté » répond l’article 1 de 2012 : « La République de Genève est un Etat de droit démocratique fondé sur la liberté, la justice, la responsabilité et la solidarité ». La notion d’égalité a disparu.

Article 7 de la Déclaration de 1794, « Toute bonne constitution doit avoir pour objet d’assurer aux hommes l’exercice de leurs droits naturels et de protéger leur égalité contre l’influence de l’inégalité des moyens ».

Deux siècles plus tard, cette formulation demeure audacieuse et progressiste. Il en va de même du droit d’initiative, du référendum obligatoire, et de plusieurs autres dispositions. On peut douter que le jugement de avenir sur le texte de 2012 soit aussi clément…

{{{**La fin de l’histoire }}}

Le 15 avril 1798, la République française, qui vient d’envahir la Suisse, occupe militairement Genève et en force l’annexion. Félix Desportes, le Résident de France qui manigance l’opération, a compris que le peuple genevois, « nourri depuis trois cents ans des idées les plus républicaines, idolâtre de son indépendance, fier du petit rôle qu’elle lui permettait de jouer entre les grands états, connu par l’opiniâtreté de son caractère » , ne se laisserait pas convaincre d’abandonner sa liberté. Il table sur les « aristocrates ou anciens partisans des Magnifiques (…). L’épithète d’aristocrate ne doit pas se prendre ici dans l’acception que nous lui donnons. Les citoyens que je désigne ainsi sont d’excellents républicains qui seulement ne partagent pas les opinions des révolutionnaires genevois ».

Ce sont des nostalgiques de l’Ancien Régime que Deportes séduit en faveur de l’annexion. « On se flatte, écrit l’un d’eux, que nos agitateurs seront comprimés par le nouvel ordre des choses. » Les ci-devant patriciens saluent la première mesure de l’autorité française : la suppresion de la fête anniversaire à Rousseau, devenue pendant six ans fête nationale de l’espérance révolutionnaire.

{{{**Leçons perdues }}}

Pour résumer ce que fut la révolution de 1792, on peut reprendre ce que dit Marx de la Commune de Paris : « De simples ouvriers, pour la premièpre fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leur supérieurs naturels, les possédants. Dans des circonstances d’une difficulté sans exemple, ils accomplirent leur œuvre modestement, conscientieusement, efficacement. La grande mesure de cette révolution, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance du gouvernement du peuple par le peuple. »

La création de l’Etablissement national d’horlogerie pour occuper les ouvriers , même sans espoir de ventes, plutôt que de les laisser au chômage, la fixation d’un prix du pain différencié selon le revenu des acheteurs sont des exemples de mesures de ce type.

Tout n’a pas été parfait dans l’expérience révolutionnaire genevoise. Entre la détermination des riches à faire passer leurs intérêts particuliers avant celui de la communauté et l’exaspération des pauvres, qui déclenche la violence, la liberté politique demeure fragile. La crise économique exacerbe le conflit entre réflexes identitaires et autonomie individuelle. Le contrôle du gouvernement par le peuple écarte de la conduite des affaires des hommes compétents au moment où on en aurait le plus besoin.

Surmontant tous ces obstacles, la révolution genevoise s’est pourtant maintenue et ne doit son échec qu’à la Realpolitik de la France.

On peut regretter qu’elle soit oubliée et ses leçons perdues.

Les élites nous ont imposé leur manière de voir. Elles ont confisqué l’histoire du XVIIIe et celle de Jean-Jacques Rousseau à leur profit. Robert de Traz, qui raconte l’Esprit de Genève comme étant celui du patriciat, a annexé Rousseau au wagon de l’oligarchie sans que cela choque personne.

Mais le peuple a sa part de responsabilité dans l’oubli de son expérience révolutionnaire. Certes, la « trahison » de la Révolution française lui a laissé un goût amer, mais il aurait dû conserver le souvenir de sa propre démarche, marquée par un républicanisme spécifique, imprégnée de Rousseau.

La liberté politique de la Genève du XVIIIe siècle, c’est la souveraineté populaire : il appartient au peuple de contrôler que l’objectif premier du gouvernement est le bien commun défini par l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire la volonté générale. Sans l’exercice de cette responsabilité citoyenne, la liberté se réduit aux « guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer » dont parle le Premier Discours de Rousseau.

De telles notions sont-elles entièrement dépassées aujourd’hui ?

Guillaume Chenevière